28 mars 2024

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Regard sur

UN DESSINATEUR TURC A L’HONNEUR EN FRANCE

Publié le | par Dilek | Nombre de visite 2148
UN DESSINATEUR TURC A L'HONNEUR EN FRANCE

« « Il faut toujours lever les yeux au ciel » »

Le premier album illustré en français aux éditions Fluide glacial « Contes Ordinaires d’une société résignée » d’Ersin Karabulut a été très bien accueilli par la presse francophone. Agréablement surprise et curieuse après la lecture d’articles élogieux, j’ai eu l’immense plaisir à m’entretenir avec l’artiste turc.

Diplômé de design graphique aux Beaux-Arts d’Istanbul, Ersin Karabulut (son nom se traduit par nuage noir), 37 ans, co-fondateur de la revue satirique Uykusuz (Insomniaque) fait de la bande dessinée depuis plus de 20 ans. Il est considéré par les médias comme le chef de file de la bd turque.

La littérature russe, les peintres de la Renaissance, en passant par Astérix ou Robert Crumb, autant d’expressions artistiques variées, ont influencé les œuvres de l’artiste.

Ersin Karabulut
Ersin Karabulut
Couverture de "Contes Ordinaires d'une société résignée"

L’aventure française

Elle débute en 2016 en Allemagne, le dessinateur turc expose ses originaux de « Monochrome ». Acteur incontournable de la bd francophone, Didier Pasamonik pense que Fluide glacial pourrait être intéressé par les dessins d’Ersin , et le met en relation avec la maison d’édition.

Février 2018, c’est l’aboutissement, on peut retrouver son recueil dans toutes les librairies de l’hexagone, « l’aventure continue » se réjouit-il. Pour le dessinateur, c’est un honneur et un bonheur d’être édité en France.

« Les revues satiriques, la bd turque, de manière générale ont été influencées par l’école française et belge ; Tintin Astérix, Corto Maltese , bien plus que par l’école américaine. Fluide Glacial était même étonné. J’ai grandi dans cet univers de la bd française. C’est pourquoi c’est un immense honneur pour moi d’être édité en France. C’est quelque chose que j’ai toujours désiré, Je pense être le premier turc à être édité en France ».

« Contes ordinaires, d’une société résignée » réunit 15 histoires. L’auteur aborde des thèmes très variés : le déterminisme, la famille, la vie de couple, le show-business, les phénomènes de société, l’anthropophagie, le conformisme, la politique. Mais la famille est son sujet de prédilection «  mon univers c’est la famille, c’est un microcosme, qui permet de représenter différents types de personnes », souligne-t-il.

Poésie, satire, surréalisme, anticipation fantastique résument les médias francophones ; j’ajouterai invitation à des questionnements philosophiques. Ces histoires traitent du mal être, du renoncement, de l’égoïsme, du désespoir de gens ordinaires.

Il part d’une idée isolée, ensuite le contenu de l’histoire guide le style graphique. Il passe aisément du noir au blanc à la couleur, « ca va dépendre du récit » précise –il.

L’art comme moyen de communication

Pour le dessinateur, l’art est un moyen de communiquer (dans le sens d’échanger). Il est intiment lié à la communication, la compréhension, l’esthétique, l’humain et la vie. Concernant son travail « Ce que je fais certains appellent cela de l’art, pour d’autres c’est de l’artisanat. Pour moi c’est une façon d’exprimer ma pensée. C’est la meilleure chose pour rendre la vie plus belle ».

Justement pour exprimer sa pensée, l’artiste se tourne vers le 9ème art.

Le pouvoir de l’image

« Une image vaut mille mots » disait Confucius, il y plus de 2500 ans. Des études actuelles démontrent que l’une des principales caractéristiques du support visuel est sa faculté de susciter des émotions. L’image provoque une réaction émotionnelle, elle semblerait avoir plus d’impact que l’écrit.

« Par exemple un dessin peut résumer un livre, c’est très puissant, ça peut avoir un effet immédiat. Il nous arrive de faire parler des animaux ou d’utiliser la métaphore, l’allégorie. Cette voie nous plait. Nous développons d’autres moyens pour nous exprimer et captiver le lecteur. Il y a les fables. J’ai compris l’importance des fables. Quand j’étais petit, je pensais juste que c’était des histoires avec des animaux je n’avais pas saisi le sens ».

Réaction émotionnelle inattendue

Pour la spécialiste que je ne suis pas, après avoir lu les 15 histoires courtes, je me suis sentie envahie par un mal indescriptible, j’étais plongée dans une sorte d’angoisse insaisissable donc incontrôlable. J’avais encore certaines images en mémoire, comme les dessins d’« une journée superbe » relatant l’histoire d’un couple qui s’aime tellement qu’il se dévore. Ou encore dans le conte « Trois cent neuf » l’expression du visage de l’enfant face au directeur d’un pensionnat excluant les élèves qui savent réfléchir, m’a submergée de tristesse.

Le talent de l’artiste se mesure à la réaction d’un public. Ersin Bey l’a incontestablement. Il parvient brillamment à provoquer cet effet, si dérangeant soit-il. L’émotion, présente est en effet désagréable, voire déroutante. Si Stefan Zweig, par exemple dans « destruction d ‘un cœur », décrit prodigieusement les sentiments les plus confus, les plus enfouis, le dessinateur, lui les réveille. Il explore l’univers des sentiments. Il nous fait prendre conscience que le mécanisme est insidieux en choisissant d’illustrer le quotidien de gens ordinaires, en y incluant un élément étrange, tel le phallus géant qui sort du plafond de la chambre d’un couple dans « la chose au plafond ». Bref les contes ne nous laissent pas indifférents, ils ouvrent des portes. Ersin invite ainsi le lecteur à s’interroger.

«  L’univers intérieur, l’univers des sentiments est immensément riche. Il est nettement plus grand et large. Nous éprouvons des sentiments sans que nous en ayons conscience, des sentiments qui peuvent ne pas nous plaire, des sentiments moches, comme la haine. Vous pouvez ne pas les accepter mais si vous vous rendez compte de ce que vous ressentez, vous êtes chanceux. La majorité des gens ne s’en rendent pas compte. Certaines personnes ne réfléchissent pas sur leur vie, le sens de la vie. Le dessin me permet justement de mettre en lumière ses questions, l’amour, la famille je me fais un plaisir de jouer avec, c’est presque un hobby ça ne m’ennuie jamais. Vous avez dit un fond philosophique ça me réjouit, »

La Turquie : terre de tradition « philosophique » ?

Selon l’auteur si sa bd nous plonge dans des profondeurs abyssales, renvoie à des questionnements philosophiques comme je l’ai ressenti, est que la Turquie possède une vieille tradition « philosophique » riche et intense de par sa position géographique, elle se situe entre l’Europe et l’Asie. Cette pensée philosophique s’articule entre la civilisation anatolienne, la religion musulmane, Mevlana, la culture asiatique.

« C’est une combinaison, nous nous sommes toujours intéressés à l’humain c’est devenu central, c’est profondément ancré en nous, dans notre culture. Ces terres donnent de l’importance à l’humain, aux sentiments. Dans la culture asiatique, on a tendance à aller dans les profondeurs, à ressentir la douleur, le chagrin d’amour par exemple il est exalté. Au-delà de ça, on aime aussi entretenir cette douleur, on aime aussi l’idée de l’amour.  »

Tristement turques

Un journaliste de RFI rappelait que les histoires étaient tristement internationales, en effet mais elles sont aussi tristement et singulièrement turques, notamment dans les relations et la pression sociale.

« Naturellement, je suis Turc et vis dans cette société. Ce sont des contes fantastiques, en effet exposés à l’extrême. Comparé à l’occident dans la société turque les relations hommes femmes sont plus compliquées, c’est une société musulmane. Les relations amoureuses, sexuelles, elles peuvent être taboues. Alors oui il est plus compliqué de vivre une relation. Nous connaissons cela depuis notre naissance. »

Regard de l’artiste sur son pays et le monde

Il estime contrairement à ce que l’on peut s’imaginer qu’il n’y a pas de haine entre les différentes composantes de la société turque « « Je ne crois pas en réalité en Turquie qu’il y ait une hostilité entre les gens, entre les laïques et les religieux, ou entre les Turcs et les Kurdes. Alors par contre beaucoup se plaignent de la situation économique. En réalité chacun s’entend bien avec son voisin. Il y a de la provocation politique mais nous surmonterons tout cela, je veux y croire »

A la politique qu’il définit « comme un mauvais système dans lequel nous nous trouvons opprimés. Pour leurs propres intérêts des personnes renforcent leur pouvoir, le terme politique a une connotation très négative pour moi », il préfère s’intéresser à la société «  au quotidien des gens. En ce qui me concerne j’essaie de trouver l’humain, la vie réelle et même en tant que lecteur »

La démocratie : une notion pas tout à fait assimilée

La démocratie ne revêt pas la même interprétation en fonction du pays où l’on vit, estime le dessinateur, La notion de démocratie actuellement en Turquie est associée à la volonté de la majorité voire la démocratie est relayée au second plan « Parce que les gens essaient de s’en sortir au quotidien »

« Si vous demandez ce que signifie la démocratie, tout le monde répondra oui. Ils répondront la démocratie est une bonne chose, il y a des élections. En effet Mustafa Kemal Atatürk a fait une révolution, moi je viens d’une famille kémaliste. Mais Il a fait un changement rapide, peut-être que dans les conditions du moment il devait le faire ainsi. Je pense que la plupart des gens n’ont pas réellement compris le sens de la démocratie ; pourquoi nous passons à une république. Tout cela, à mon sens, n’est pas encore bien intériorisé C’est pourquoi je dis que les transformations entreprises par Atatürk ont été trop rapides, Pour moi une réelle révolution permet de comprendre par la suite, l’importance des droits des femmes, de comprendre pourquoi nous devons avoir une démocratie, pourquoi voter, pourquoi payer des impôts. Pourquoi il est indispensable d’avoir des droits. »

L’espoir comme moyen de résistance

Ersin Karabulut est un optipessimiste pour reprendre l’expression d’Edgar Morin.
« Je pense que le monde dans lequel nous vivons est très difficile, des personnes qui dominent le monde ne le font pas toujours avec de bonnes intentions. Je reste néanmoins optimiste. Dans mes histoires c’est en dessinant la noirceur seulement que je peux montrer l’espoir. C’est ainsi que je préfère montrer les erreurs, en grossissant le trait, en exagérant
 »

Il garde une lueur d’espoir malgré l’approche obscure de ses contes, comme sur la dernière image de « monochrome, il suffit de lever les yeux et regarder le ciel qui est encore coloré.

« Je ne peux pas dire que la Turquie suit un bon chemin. Mais je pense que nous allons dépasser tout ça en nous comprenons. Je garde précieusement cet espoir. Les extrémistes vont atteindre un point où ils vont être obligés de se comprendre. L’Europe aussi connait ce problème de repli sur soi. La Turquie traverse une période très difficile et elle va connaitre des jours encore plus difficiles mais à un moment donné, d’une façon ou d’une autre, nous retrouverons notre chemin »

Le dessin comme vecteur de dialogue

Il aspire à une meilleure compréhension entre les individus

«  Moi je crois au dialogue, aux différents type de dialogue. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à dessiner. Comme vous avez peu de chance de pouvoir vous exprimer, il faut trouver des voies différentes. Ce qui me fait peur c’est de ne pas nous comprendre d’ailleurs le projet sur lequel je travaille est en rapport avec ce sujet. je crois à ça, quand vous arrivez à comprendre suffisamment une personne, si vous arrivez à avoir de l’empathie vous arriverez à l’apprécier, au mieux vous créerez un lien, vous initiez un dialogue. Le lien social se trouve dans de belles activités qui peuvent être, la lecture, aller au cinema, écouter de la musique avec des amis, discuter autour d’un verre , tomber amoureux, aimer. Mais le lien social peut être un danger pour certains dirigeants. Nous tentons d’ouvrir un dialogue avec des gens différents de nous. Pour se rapprochez de ces gens-là, la voie la plus effective est la satire ».

L’évènement de Gezi : mouvement citoyen

« L’évènement de Gezi en 2013 était la volonté d’ouvrir un dialogue, de dire regardez nous, nous sommes là, ne vous comportez pas comme si nous n’existions pas ! C’était une manière de protester. Mais on tente de résister c’est le sens de ma vie et je vais continuer ainsi »

En attendant la sortie d’un prochain album, je laisse l’artiste dans son introspection lui permettant de créer et lui souhaite beaucoup de bonheur, de réussite dans ses futurs projets

« J’ai un projet, raconter une histoire autobiographique avec un fond sociologique et politique, Il y a des clichés que je veux dépasser. Je suis très curieux des gens en fait. Je voudrais raconter les souffrances vécues et les moyens de résistance face à cette souffrance. Je considère ce travail comme une mission  »

Contes Ordinaires d'une société résignée

Dilek Karaagaç


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